LINGUISTIQUE ET DIDACTIQUE

LINGUISTIQUE ET DIDACTIQUE

Pragmatique

  • Si dans une investigation on se réfère uniquement à celui qui parle, ou, en termes plus généraux, aux usagers du langage, nous attribuons cette investigation à la pragmatique. Si nous faisons abstraction des usagers du langage et si nous analysons seulement les expressions et leurs significations, nous nous trouvons dans le domaine de la sémantique. Et si, finalement, nous faisons abstraction des significations pour analyser uniquement les relations entre expressions, nous entrons dans la syntaxe. La totalité de la science du langage, se composant des trois parties mentionnées, forme la sémiotique. (Rudolf Carnap
    Introduction to Semantics, 1942)

Cette citation de Rudolf Carnap dit beaucoup sur les différences entre les différents domaines de la linguistique descriptive mais pas assez sur la pragmatique. Qu’est-ce que donc la pragmatique ? Mais avant de répondre a cette question voyant un peu l’historique de ce domaine.

La conception classique du langage est basée sur la représentation : les « idées » ont une fonction représentationnelle, elles décrivent le monde ; le langage est « transparent », c’est un simple véhicule des idées ; la connaissance est fondée sur une notion de sujet donnée immédiatement à la conscience (cogito cartésien).

A la fin du XIXème siècle, on «découvre» vraiment le langage : on découvre que la pensée peut s’analyser de manière symbolique (Frege (le signe dénote et se décrit lui-même), Russell) ; que la langue a ses lois propres (Saussure). On étudie l’énonciation (Benvéniste) et donc le fonctionnement des discours. Austin dénonce « l’illusion descriptive » à propos du langage : tout usage du langage a valeur d’acte de discours. Apparaît alors une conception pragmatique du langage.

 

 

I. Qu’est-ce que la pragmatique ?

 

La plus ancienne définition est celle donnée par Morris en 1938 : la pragmatique est cette partie de la sémiotique qui traite du rapport entre les signes et les usagers des signes. Définition très vaste, qui déborde le domaine linguistique (vers la sémiotique) et le domaine humain (vers l’animal et la machine).

Une définition linguistique est donnée par Anne-Marie Diller et François Récanati : la pragmatique « étudie l’utilisation du langage dans le discours, et les marques spécifiques qui, dans la langue, attestent sa vocation discursive ». Selon eux, comme la sémantique, la pragmatique s’occupe du sens. Le sens renvoie non au contenu mais à l’usage. Elle s’en occupe pour certaines formes linguistiques telles que leur sens n’est déterminable que par leur utilisation.

Une définition intégrante apparaît sous la plume de Francis Jacques : « La pragmatique aborde le langage comme phénomène à la fois discursif, communicatif et social. » Le langage est conçu par elle comme un ensemble intersubjectif de signes dont l’usage est déterminé par des règles partagées. Elle concerne « l’ensemble des conditions de possibilité du discours ».

Pour Ducrot la pragmatique s’intègre davantage à la linguistique par un double processus : celui dela signification et celui du sens (du signifiant au référent et inversement) à travers deux composantes, linguistique et rhétorique.

 


 

II. Comment le point de vue pragmatique est-il apparu ?

L’étude des signes et du langage au xxe siècle s’est distribuée de la manière suivante :

  • l’approche sémantique traite de la relation des signes, mots et phrases aux choses et aux états de choses ; c’est l’étude conjointe du sens, de la référence et de la vérité ;
  • l’approche syntaxique étudie les relations des signes entre eux, des mots dans la phrase ou des phrases dans les séquences de phrases ; on cherche à formuler des règles de bonne formation pour les expressions, et des règles de transformation des expressions en d’autres expressions ; le respect de ces règles est une condition pour que les fragments ainsi générés soient pourvus de sens, et, éventuellement, aptes à être doués d’une valeur de vérité (vrai ou faux).

Or ces deux approches, les premières constituées en disciplines rigoureuses, n’épuisent ni le problème du sens ni le problème de la vérité. Une troisième approche est nécessaire : pragmatique. Elle intervient pour étudier la relation des signes aux usagers des signes, des phrases aux locuteurs.

 

II. Les concepts les plus importants de la pragmatique

Ce sont justement des concepts qui étaient jusqu’ici absents de la philosophie du langage et de la linguistique, délibérément négligés pour isoler d’autres aspects que l’on souhaitait d’abord étudier. Ces concepts sont :

 

a- Énoncés constatifs vs énoncés performatifs

 

C’est Austin qui a introduit en 1970 la notion d’acte de langage, en faisant voir que le langage dans la communication n’a pas principalement une fonction descriptive (ou référentielle : dire le monde), mais une fonction actionnelle (agir sur le monde. Austin, dans sa tâche d’ordre néopositiviste de purifier le langage pour en faire un outil scientifiquement (philosophiquement) valable, s’interroge sur l’usage du langage : il voit que certains énoncés sont constatifs (constative utterances): ils décrivent une situation concrète, ainsi, « le roi de France est chauve», ou bien « le chat est sur le paillasson ». Mais ces énoncés peuvent être corrects ou faux (il n’y a pas de roi en France : l’énoncé décrit une réalité inexistante; ou bien: je vois que le chat n’est pas sur le paillasson, tu es en train de mentir). C’est l’usage concret, dans un contexte précis, qui donne le sens et la valeur à un énoncé.

 

D’autres énoncés sont réalisatifs ou performatifs (performative utterances, (de l’anglais « to perform » = faire, accomplir)): leur simple émission (production, prononciation) produit leur accomplissement (et parfois donc une transformation dans la réalité, voir le mythe du: « Sésame, ouvre-toi »). C’est le cas, dans l’actualité, des énoncés associés à des cérémonies: messe, mariage, jugements, inaugurations, etc.: « ceci est mon corps »; « Oui, je le veux » (en mariage); « je te baptise », « je te nomme »..., ou bien de certains actes de langage de la vie courante : « je te parie dix francs que...», « je te promets que... », « je te vends la voiture pour cent mille euros », etc.

 

b- Conditions de vérités vs conditions de félicités

Pour que l’action correspondant à un énoncé performatif soit effectivement accomplie, il faut (en plus de prononcer la phrase) que les circonstances de cette énonciation soient appropriées. Si ces circonstances ne sont pas appropriées, l’énoncé n’est pas faux, il est nul ou vacant: c’est le cas d’un prêtre imposteur qui ferait un mariage. Mais cela n’implique pas dire que les énoncés en eux-mêmes sont faux. Ces phrases ne peuvent être dites «vraies» ou « fausses», tout au plus pouvons-nous dire qu’elles réussissent ou échouent à accomplir l’acte auquel elles sont dédiées. Elles n’ont donc pas des conditions de vérité mais des conditions de félicité. En effet, les actes ne sont accomplis que par des personnes qualifiées et placées dans une situation bien déterminée et pas par n’importe qui, ni dans n’importe quelle circonstance. Ils sont alors – on dit en pragmatique – soumis à des conditions de réussite. (en anglais « felicity »). Par exemple, pour « décréter », seuls sont en état de décréter des gens investis d’une autorité particulière, président de la République ou ministres. Et encore faut-il qu’ils se mettent dans les conditions de validité requises : ainsi certains décrets présidentiels ne sont-ils valables que contresignés par le Premier ministre. Par ailleurs, Si un locuteur dit: « je te promets que je viendrai », et ne vient pas, on ne peut pas dire que le locuteur n’a pas promis; ce sera toujours vrai qu’il a promis, même s’il ne vient pas. Les énoncés performatifs ne décrivent donc rien, ils ne sont ni vrais ni faux; ils correspondent à l’exécution d’un acte de parole.

 

c- Valeurs des énoncés performatifs

Austin, après avoir étudié les actes accomplis grâce aux énoncés « performatifs », qui, dans le langage, lui paraissaient les plus dignes d’intérêt, s’est aperçu que le terme même d’acte était extrêmement extensible et il a proposé une classification englobante. En effet, il s’interroge sur l’acte de parole (ou de langage) : en quel sens peut-on affirmer que dire quelque chose est faire quelque chose ? Soit les phrases:

1. Je vous prie de fermer la porte.

2. Il faut que je vous demande de fermer la porte.

3. Fermez la porte!

4. J’aimerais que vous fermiez la porte.

5. Pouvez-vous fermer la porte, s.v.p.?

6. La porte!

7. Quel courant d’air! Je vais tomber malade!

 

L’analyse de ces phrases ne s’arrête pas aux valeurs des tournures syntaxiques (phrases déclaratives, impératives, exclamatives, interrogatives; propositions principales, subordonnées; modes...), comme le faisait la grammaire traditionnelle. Passer de l’analyse de la structure des énoncés à l’étude des actes de langage qu’ils réalisent dans l’interaction sociale, c’est abandonner le domaine du structuralisme linguistique pour celui de la pragmatique. Austin procède ainsi à différencier, dans un acte de langage :

  • une valeur locutoire ou locutive (le fait même de parler): le fait même d’utiliser le langage, c’est-à-dire l’énoncé à proprement parlé et son sens prétendu, comprenant d’actes phonétiques (produire du son), phatiques  (produire des mots) et rhétiques (produire du sens et de la référence) qui correspondent aux aspects verbaux, syntaxiques et sémantiques de n’importe quel énoncé qui a du sens) ; l’acte de parole en lui même, l’acte de « parler »: « la production de sons appartenant à un vocabulaire et à une grammaire auxquels sont rattachés un sens et une référence », c’est–à-dire, ce qui concerne la construction morpho-syntaxique d’un énoncé;

 

  • une valeur illocutoire ou illocutive (force): c’est-à-dire des actes contenus dans le langage. Avec le langage, on peut en effet accomplir une multitude d’actions, si nombreuses que nul n’en a établi une liste complète : décrire, interroger, répondre, ordonner, juger, promettre, prêter serment, certifier, parier, s’excuser, pardonner, condamner, féliciter, blâmer, remercier, saluer, inviter, insulter, menacer, argumenter, conclure, avouer, présenter une enquête, nommer à un poste, etc. Les actes illocutoires vont donc bien au-delà de la simple description du réel à laquelle on s’intéressait classiquement. Décrire n’est qu’une des activités que permet le langage. « l’acte produit en disant quelque chose et consistant à rendre manifeste comment les paroles peuvent être comprises » (Austin, 1970). Ducrot rattache la théorie de l’énonciation à la pragmatique à travers les actes illocutionnaires: « L’énonciation est considérée comme ayant certains pouvoirs [...] Dire qu’un énoncé est un ordre, une interrogation, une affirmation, une promesse, une menace, c’est dire qu’il la représente comme créatrice de droits et de devoirs » (1980 : 37).

 

  • une valeur perlocutoire ou perlocutive : l’effet qu’on cherche ou qu’on peut chercher à accomplir au moyen du langage sur un interlocuteur. Ils sont en nombre indéterminé : faire comprendre, persuader, consoler, instruire, tromper, intéresser, impressionner, mettre en colère, calmer, faire peur, rassurer, se concilier, influencer, troubler, etc. Ici encore, certains des actes ne peuvent guère être réalisés que par la voie langagière, ainsi ceux de persuader ou d’instruire, alors que d’autres peuvent s’obtenir aussi bien ou mieux par d’autres moyens, par exemple faire peur.

Entre les actes illocutoires et les perlocutoires, la distinction est parfois assez délicate. On serait tenté de définir les premiers comme les actes de langage qui ne peuvent échouer, justement parce qu’ils sont inséparables du langage : si, selon une formule familière aux pragmaticiens, dire c’est faire, il suffit d’avoir dit pour avoir fait. Ainsi la promesse est constituée dès qu’on a émis les paroles convenables (par exemple ‘je promets’) et il faut alors la distinguer de son exécution : sera-t-elle tenue ou non, c’est, en effet, une toute autre question. De même un ordre est donné dès qu’on a dit ‘j’ordonne’, même si, ensuite, il n’est pas exécuté : ordonner, c’est-à-dire exiger l’obéissance, est un acte illocutoire, tandis qu’obtenir cette obéissance ne l’est pas ; c’est ou ce peut être (car il existe pour l’obtenir d’autres moyens que le langage) un acte perlocutoire. Les actes perlocutoires, de leur côté, connaissent donc couramment l’échec, comme la plupart des autres activités humaines. De nombreux actes illocutoires – mais pas tous – dépendent donc d’un cadre juridico-social approprié.

 

 

Searle, de con côté, propose une classification en cinq grands groupes (1972, voir E. Bérard, 1991 : 24-25):

  • représentatifs (ou expositifs): assertion, information; description d’un état de fait; ils sont utilisés pour exposer des conceptions, conduire une argumentation, clarifier l'emploi des mots, assurer les références : affirmer, nier, répondre, objecter, concéder, exemplifier, paraphraser, rapporter des propos.
  • directifs ou exercitifs : formuler une décision en faveur ou à l'encontre d'une suite d'actions (ordonner, commander, plaider pour, supplier, recommander, implorer, conseiller, nommer, déclarer une séance ouverte, avertir, proclamer). On met l’interlocuteur dans l’obligation de réaliser une action future;
  • commissifs: ils engagent le locuteur à une suite d'actions déterminée (promettre, faire le vœu de, s'engager par contrat, garantir, jurer, passer une convention, embrasser un parti) ; obligation contractée par le locuteur de réaliser une action future;
  • expressifs ou comportementaux: il s'agit des réactions au comportement des autres, aux événements qui les concernent (félicitations, excuse, remerciement, salutation; expression d’un état psychologique);
  • performatifs ou verdictifs : prononcer un jugement, une déclaration, une condamnation ; on rend effectif le contenu de l’acte (déclarer quelque événement comme inauguré ; condamnation, déclaration d’innocence;  formules de confession, mariage, absolution...)

 

 

Austin et Searle réalisent ainsi un inventaire et un classement des valeurs illocutives des actes de langage/parole, de façon beaucoup plus précise que l’on faisait dans l’analyse traditionnelle (qui ne distinguait que 4 types d’actes de langage : déclaration, question, ordre, exclamation).

 

d- Le contexe

La priorité dans la communication n’est pas donnée aux aspects syntaxiques de l’énoncé, mais au contexte. On entend par là la situation concrète où des propos sont émis, ou proférés, le lieu, le temps, l’identité des locuteurs, etc., tout ce que l’on a besoin de savoir pour comprendre et évaluer ce qui est dit. en effet, c’est le contexte qui permet de fournir une interprétation de l’énoncé (ainsi: « il fait chaud ici » peut être interprété comme une invitation à ouvrir la fenêtre).

 

e- La performance

Le concept de performance : on entend par performance, conformément au sens originel du mot, l’accomplissement de l’acte en contexte, soit que s’y actualise la compétence des locuteurs, c’est-à-dire leur savoir et leur maîtrise des règles, soit qu’il faille intégrer l’exercice linguistique à une notion plus compréhensive telle que la compétence communicative.

 

 

La pragmatique prolonge ainsi une autre linguistique : la linguistique de l’énonciation inaugurée par Benveniste. La distinction majeure ne passe plus entre langue et parole, mais entre l’énoncé, entendu comme ce qui est dit, et l’énonciation, l’acte de dire. Cet acte de dire est aussi un acte de présence du locuteur. Et cet acte est marqué dans la langue : en instituant une catégorie de signes mobiles et un appareil formel de l’énonciation, le langage permet à chacun de se déclarer comme sujet.

 

Bibliographie :

Armengaud Françoise, « Introduction »,  La pragmatique, Paris, Presses Universitaires de France , «Que sais-je ?», 2007, 128 pages
URL : www.cairn.info/la-pragmatique--9782130564003-page-3.htm.

PHRASE SITUATION

 

 



25/04/2016
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